Accueil du site - Expertises CSE-SSCT - Quelques exemples - Le risque grave - Des personnels en souffrance dans la restauration méridienne

Ce document est le résumé du rapport d’une expertise faite à la demande d’un CHSCT. Cette expertise des conditions de travail a été conduite en 2003 auprès des salariés du restaurant d’une centrale nucléaire. Il s’agissait d’examiner le rapport entre les décisions de la direction et l’équilibre psychologique des salariés du restaurant, leurs relations de travail et leurs conditions d’emploi. L’objectif de l’expertise est d’aider le CHSCT à proposer des mesures de prévention des risques professionnels.

La démarche, la méthode

La méthode mise en œuvre consistait à recréer un lieu et un moment où parler et être écouté était déterminant pour celles et ceux qui se sentaient depuis longtemps enfermés dans une impasse. Relations interrompues, sensations d’épuisement, perte de repères, deuil d’un collègue, maladies ou accidents, sensations dépressives, toutes ces manifestations ne datent pas d’aujourd’hui ; elles ont été dans la mesure du possible replacées dans une réflexion collective et surtout dans l’histoire du restaurant.

L’expertise a évité de chercher à identifier des responsabilités trop personnalisées en faisant porter aux individus ce qui relève d’une construction plus complexe, notamment les règles de gestion du personnel, l’organisation du travail, les critères d’emploi et les relations de travail qui en découlent. Nous avons voulu ces moments de réflexion comme une occasion pour chacun de prendre conscience de ces raisons plus objectives.

La souffrance vécue dans les relations de travail

L’ensemble des propos tenus abordent en premier lieu les "conditions d’emploi", puis viennent ensuite les "conditions de travail", les nouvelles règles de gestion et l’incertitude d’un nouveau projet d’entreprise.

Dès lors, les salariés vivent un paradoxe entre le changement personnel qu’on leur demande (être efficace, atteindre les ratios, se soucier de la qualité) et les espoirs déçus en matière d’emploi : temps partiels, horaires variables, statuts précaires, promotions rares, rémunérations chiches...

Au moment de l’expertise, le caractère répétitif de ces plaintes personnelles et collectives montre que la dynamique du plaisir au travail était profondément atteinte. Nous estimons que cette situation n’est pas récente et que les conséquences auraient pu être encore plus lourdes. Jugements négatifs, incivilités, dénigrement, moqueries répétées, sexisme, mise en crise, peur de commettre une faute avaient décimé la cohésion de l’équipe, ses capacités de coopération, son sens du respect d’autrui.

Derrière ce climat négatif, on devine des conflits nés autour des places convoitées et la valorisation des expériences de chacun a fortiori des plus ancien(ne)s qui ne se sentent pas reconnu(e)s.

À juste titre, on peut donc parler de "bataille identitaire" dans ce contexte parce que les événements se jouent sur des durées longues. La mise en quarantaine, le silence imposé ou les phrases assassines, l’absence d’entraide ou la relégation aux postes les plus durs, cet ensemble répété dans la durée envers plusieurs salariés a fabriqué un climat toxique où peu de personnes n’ont été épargnées.

Pourtant, l’encadrement sur place récemment nommé a tenté de rompre avec ce passé tyrannique qui n’autorisait guère quiconque à s’exprimer. Faciliter les échanges, réinstaurer des moments de débat, permettre l’apprentissage de l’informatique, mieux former des personnels en introduisant un peu plus de polyvalence n’a malheureusement abouti qu’à une forme de "grève de la participation".

La première cause de cette situation bloquée dans les relations de travail tient au changement vécu des conditions d’emplois : des années passées comme vacataire (en "extra"), un engagement limité au temps partiel et en horaires décalés non choisi, et surtout des promotions de postes qui se refusent après une attente fort longue ; la recherche de sécurité d’emploi est devenue obsédante pour les moins qualifiés. Quant aux plus qualifiés, la généralisation de la mobilité géographique et la lenteur d’ascension dans la filière sont perçues de façon contradictoire avec l’engagement quotidien.

Autrement dit, les uns ont fait l’expérience du surtravail et les autres celle du sous-emploi. De plus, à la peur de l’inactivité s’ajoute la perte du lien social quand celle-ci se déplace vers des discriminations possibles en fonction de l’âge, du sexe, de l’enracinement géographique ou de l’appartenance syndicale.

Précisément, les plus vulnérables dans ce secteur de la restauration collective demeurent les femmes (part majoritaire des emplois de service en salle et en temps partiel). Le temps partiel engendre une telle inégalité que le temps plein est pensé comme une promotion, une stabilisation et une forme de titularisation. Cette mise en position d’attente est vécue comme une quête lassante et fatigante. De plus, il se crée un clivage entre temps plein et temps partiel qui renforce une opposition entre générations ("nouvelles"/"anciennes") nuisible à la cohésion de l’équipe.

L’arrivée de nouveaux personnels, présentée comme du "sang neuf" afin de redynamiser le groupe, a été perçue au contraire comme une intrusion, un "parachutage" qui décourageait tout espoir de se voir reconnaître dans son emploi. Derrière cette forte perturbation dans la carrière se jouerait un changement des critères : celui de passer d’un recrutement sur l’ancienneté et les compétences acquises à un recrutement d’après des compétences requises pour le poste.

La pénibilité des conditions de travail

Le degré de pénibilité du travail participe également à maintenir ou dégrader le plaisir à travailler avec d’autres. Quelle rhétorique du changement les salariés pourraient-ils entendre, si elle ne débute pas par cet intérêt aux conditions de travail les plus immédiates ?

Les sources de chaleur sont importantes (plaques chauffantes, fours, lave-vaisselle...) et faute d’aération suffisante, l’atmosphère peut rapidement devenir pénible. Signalons les verrières situées au-dessus des caisses qui augmentent la température en cas d’ensoleillement important.

Le local plonge est de ce point de vue particulièrement critique, empli de chaleur et d’humidité alors que les fenêtres ne peuvent être ouvertes. Cela est d’autant plus difficile à supporter pour les opérateurs que leur activité sollicite des manutentions manuelles, sur des rythmes intenses. On notera qu’à la plonge, il faut :
Positionner des casiers de vaisselle sale sur le tapis du lave-vaisselle.
Évacuer la vaisselle lavée : seuls quelques chariots sont à hauteur variable en fonction du chargement ; pour les autres, le chargement commence en bas à environ 40 cm du sol.
Évacuer les casiers vidés et les remettre sur le tapis de chargement.
Porter les piles de plateaux sales.
Le niveau sonore : la circulation des chariots anciens sur le sol anti-dérapant produit des bruits aigus et impulsifs particulièrement agressifs pour l’oreille. De même pour les manipulations de vaisselle à la plonge : chocs des éléments de vaisselle entre eux et des plateaux en inox entre eux.
L’organisation des circulations pénalise encore l’activité :
Circuit des "gastro" avec des points de rupture de charges qui génèrent des manutentions problématiques : réserve d’eau - quai de chargement - voiture - salles de conduite.
Passages du chaud au froid pour le travail en chambre froide.
Manutentions effectuées sous contrainte de rythme pour alimenter et évacuer le lave-vaisselle.
Enfin, certains matériels devenus vétustes mériteraient d’être remplacés. Signalons les tables de découpe trop basses, les poubelles cassées, les chariots bruyants, l’usage du bouton d’arrêt d’urgence pour arrêter le tapis roulant de la plonge...

Souffrance et prescription gestionnaire

En se fixant sur l’objectif de "43 plateaux" par salarié, les personnels parlent ouvertement d’une emprise sur la qualité de leur travail par le système gestionnaire. L’omniprésence du rapport économique dans ce travail de restauration méridienne est alors vivement critiquée puisque la gestion ne visant que la diminution des coûts des repas, le surtravail devient moins visible : il faut travailler à deux personnes lors des absences pour congés maladie ; il faut reprendre à son compte les tâches de ceux partis en vacances, faute de remplacements ; il faut s’obliger à se mettre "la pression" entre soi ; bref, les salariés doivent s’autocontrôler davantage dans la réalisation des opérations.

Ainsi, faire porter sur l’équipe le poids des situations actuelles (file d’attente, ouverture d’un self supplémentaire, rapidité de la caisse, etc.) peut devenir culpabilisant au niveau individuel et pousser au "chacun pour soi". C’est aussi mettre en opposition les responsabilités de ceux qui prennent les décisions de gestion en termes d’objectifs avec celles des autres qui doivent les assumer.

On aperçoit ainsi un découplage entre la sphère stratégique (direction régionale/DR, direction du service opérationnel/DSO et commissions) qui donne l’impulsion de la décision, par ailleurs émiettée par la distribution des rôles, et la sphère de gestion décentralisée qui doit assurer la mise en œuvre. Entre la nostalgie de l’autonomie complète et la relation de subordination, le CCG [1] vit une tension multiple :
pressions sur la qualité de la cuisine offerte aux clients (attente et variété des plats),
maîtrise des coûts de personnel, des coûts d’organisation, des coûts du "plateau"...

Ce système de pressions peut remettre en cause la légitimité du CCG - il n’est jamais assez bon - tant qu’un équilibre ne sera pas trouvé entre son autonomie de gestion, nécessaire pour la tenue du restaurant (menus, organisation des tâches, management de la compétence des commis, etc.), et sa connaissance irremplaçable du métier. Ces personnels - encadrants de terrain - ont également été sanctionnés par des ostracismes, une non-reconnaissance de leur capacité et ont connu des dégradations importantes de leur confiance en soi. Ces souffrances se sont traduites alors par une désaffection au travail, et plus sérieusement par des états dépressifs, des arrêts maladie.

Souffrance et déficit de projet

Le changement des règles de gestion élaboré par la direction générale (DG) et décliné dans les DR constitue en soi un projet pour améliorer l’offre de services dans les restaurants. Un projet plus global du restaurant cependant tarde à se faire voir et ne fournit plus une projection suffisamment forte pour l’avenir.
La question des statuts des personnels peut être source d’ambivalence pour un nouvel élan. D’un côté les cadres des directions (DR et DSO) possèdent le statut d’agent EDF, ayant en général effectué une partie de leur carrière comme militants syndicaux. Ils ont trouvé un éventail de possibilités pour élargir leurs chances de progression professionnelle (accès à des postes importants). Les situations de "rapport de force" avec les directions EDF ont certainement joué un rôle important dans leur parcours militant. Pour eux, l’intervention des acteurs syndicaux dans la gestion des carrières ou des ressources humaines apparaît comme un facteur d’équilibre ou de justice qui a pu parfois aussi réparer des injustices ou des déséquilibres de progression au sein du monde professionnel EDF.

Dans ces groupes de la restauration privée, les rémunérations, les horaires, les conditions de travail sont nettement moins favorables voire détestables.
Pour les personnels conventionnés rencontrés en entretiens, les cadres dirigeants sont précisément identifiés comme extérieurs à leur propre monde professionnel, justement parce qu’ils ont un autre statut. Cette distance entre les deux statuts est vécue comme infranchissable. Les personnels conventionnés savent que parmi ceux qui parviendraient à obtenir un emploi "statutaire" de cadre, ils seront précisément l’exception qui confirme la règle.

Au contraire d’une identité professionnelle construite à travers un parcours militant et une appartenance syndicale (les cadres), l’identité professionnelle du personnel est fortement rattachée à un enracinement local. Comprenons qu’il ne s’agit pas tant d’un enracinement dans un territoire perçu comme un "terroir" que de celui effectué dans leur établissement, leur "maison" au sens professionnel du terme, celle dans laquelle ils ont fait leur carrière. Leur qualification ne tient pas seulement à des diplômes, mais également à leur longue patience pour intégrer un poste de titulaire. Avoir un poste dans le restaurant colelctive représente pour les qualifications les plus humbles une forme de réussite sociale reconnue.

Dans cette perspective, le rationnement mis en œuvre par des mesures nouvelles d’organisation (en particulier pour les avancements et le recours aux heures sup.) est difficilement compris et perçu comme une remise en cause des situations professionnelles. Par exemple, les heures supplémentaires servaient à compléter les faibles revenus des temps partiels ; le fait de poser le débat sur les heures supplémentaires comme un coût ou une entorse au Code du travail ne peut pas prendre sens, d’autant plus que ces heures effectuées pour des repas à thèmes ou gastronomiques appelaient une qualité supplémentaire dans l’exercice professionnel ; de plus, ils procuraient des ressources supplémentaires pour le restaurant. Les choix effectués par les dirigeants sont par conséquent incompris parce que, en l’occurrence, la doctrine est appliquée sans aménagements.

Sans soutien efficace, de formes nouvelles d’organisation (temps de travail, apprentissages sur informatique)ont vécu un échec cuisant. Elles se retrouvent "coincées" entre les "clans identitaires" décrits plus haut et la recherche de nouvelles formes d’autorité, plus négociées, discutées et formalisées qui remet en cause le caractère abrupt des règles de gestion, trop rigides ou venues d’en haut.

La mission de développement de la restauration méridienne engage inéluctablement de nouvelles formes de coopération avec les directions et les instances locales de concertation (Commission Locale des Usagers...). Au-delà de la contrainte de tenir les ratios de gestion, c’est une forme d’autonomie productive qui serait capable de susciter le renouveau de l’offre globale au bénéfice des différents segments de la clientèle : entreprises extérieures, repas à thèmes...

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notes:

[1] . CCG : chef cuisine gérant.

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