Université de Paris 8 - Saint Denis
par Annie Vacelet, cinéaste
"Assez tard dans ma vie, j’ai repris des études de cinéma. Un jour, je vois des films de Luc Moullet, entre autres : « Brigitte et Brigitte », « Les contrebandières », « Une aventure de Billy le Kid », « Anatomie d’un rapport », « La genèse d’un repas » et « La comédie du travail ». Et, je m’y reconnais, moi et ma génération ! Etait-ce pure illusion ? Le mieux fût d’aller le demander directement à Luc Moullet. L’entretien qui s’ensuivit est celui d’un cinéaste expérimenté avec une élève, autour du thème de l’identification mais aussi de l’écriture cinématographique".
PRESENTATION de son film par Annie Vacelet
Il s’agissait pour moi de faire un documentaire en me servant des richesses narratives de la fiction. Comment m’y prendre d’un point de vue dramaturgique, esthétique, idéologique ?
Je souhaitais faire une interview du cinéaste Luc Moullet suivie d’une longue dérive en voiture pendant laquelle je filmais des rencontres invraisemblables - celles d’amis de 1968 - en appliquant les conseils du cinéaste. Le résultat aurait du être assez burlesque. Il s’agissait, dans ce premier projet, de mettre en scène des pensées remémorées et de faire coexister plusieurs temps : le passé récent remémoré - la leçon de maître Moullet - et le passé lointain - 1968 - resurgissant dans le présent du film.
Luc Moullet souhaitait que le tournage de son interview se fasse avant quinze jours, en une seule séance quitte à ce qu’elle soit très longue. Nous avons tourner 6H d’affilée. C’était assez pour faire mon film. Je n’avais plus besoin de tourner la dérive en voiture.
Luc Moullet jouerait son personnage de cinéaste expérimenté qui se laisse interviewer et je jouerai mon personnage - une élève de cinéma d’un certain âge qui croit se reconnaître dans les personnages féminins de Luc Moullet.
L’élève impose une performance fatigante au cinéaste mis en situation de revoir certains de ses films et de les commenter. Les personnages appartenant aux extraits de films vivent leurs propres drames. Les uns et les autres parviendront-ils à se rencontrer , à créer des passages entre réel et fiction ? Les conflits, les tensions, internes aux personnages, entre les personnages et la résolution de ces conflits se jouent dans une sorte de huis clos imposé par la situation de visionnage .
Ce scénario simplifié est en fait le retournement du premier. Les films de Luc Moullet deviennent les paysages au travers desquels je (la réalisatrice) va tracer son chemin imaginaire et le film trouver son bord.
Le personnage de l’élève est chargé de porter la question de l’identification. Lourde tâche, indispensable car il ne s’agit pas seulement de s’approprier les images de Moullet. J’ai à répondre de cette identification. Heureusement, au cinéma, « l’image n’est ni miroir ni reflet, elle est contrechamp », recherche d’altérité.
J’aime les exercices au sens où Vitez selon George Banu, s’enthousiasmait pour l’exercice, « une recherche au cours de laquelle il s’agit de retrouver la pulsion originaire, la liberté que donne l’école, le plaisir de retravailler les signes par d’autres signes ». Dans cet interview de Luc Moullet, je me replonge dans le temps de l’enfance de l’art.
L’élève s’approprie les valeurs esthétiques du maître. Parler du cinéma de Moullet, c’est filmer à sa façon. Du contenu passe dans la forme.
Il s’agit de maîtriser la signifiance du plan. Grâce au montage, je vais faire des plans rapprochés signifiants, transformer les choses dites en choses faites, montrées, suggérées, appuyées . Je m’autorise la démultiplication des écrans : le plein écran pour l’entrée des personnages films, le petit écran mental qui joue un peu à l’insu de Luc Moullet, et la dramatisation de l’écran pour le spectateur (avec le regard caméra de Moullet). Je mets en présence le temps présent-passé (perception des films des années 60-70-80), le temps qui tombe dans le virtuel (les souvenirs liés à cette perception), le présent qui passe et l’élan, l’indiscernabilité de l’instant. Je ne suis pas loin de proposer au spectateur un tableau primitif à la Moullet, où l’on voit tout en même temps, longtemps, frontalement.
Je voulais réaliser un documentaire qui engage, un tant soit peu, ma capacité à tisser une fiction. Ainsi, les paroles, les regards et les films de Luc Moullet nourrissent réellement mon documentaire film tandis que la narration -fictionnelle- empêche le film d’être un simple interview.
Je ne voulais pas faire le récit d’une histoire mais l’histoire d’un récit, avec des ellipses (je ne garderai que les signes du hors champ), en caméra participative ( la longueur de la performance m’a permis d’accueillir des choses qui ont transformé mon idée première, des choses que je n’ai pas forcément gardées au montage ou que j’ai contractées à l’extrême ).
Pour conclure, je dirais que je cherchai à me démarquer d’un réel écrasant, par la fiction qui est fantaisie.
En 1969, Luc Moullet disait que le récit moderne pourrait se définir en quatre mots : Répétition, ablation, holocauste, prémonition. Prémonition parce que le film est un effort pour devancer la conscience. Car ce qui compte est ce qui n’est pas compris tout de suite.
Aujourd’hui, j’ai envie de dire que Moullet , grâce à ses fictions, a filmé la vie telle qu’elle se déroulait réellement dans les années 60 70 80 pour une frange d’étudiants français à laquelle j’appartenais sans trop le savoir.
Annie Vacelet a publié en 1993 "Le sentiment de la psychogéographe" et réalisé "Mémoires de la folie" documentaire 23’ (2000) "La psychanalyse part en voyage" 55’ (2001) "1914, la folie." 21’ (2005) "Luc Moullet, la ruée vers l’art" (2005)
et participé au film "Ombres et lumière à la bibliothèque de Sciences Po" réalisé par Socialconseil en 2002.