Accueil du site - Publications - Archives - Cahiers de l’Institut régional du travail PACA : L’expertise CHSCT, un médiateur innovant

L’expérience que nous allons relater, concerne trois expertises menées sur un même sujet pour trois CHSCT différents . Elle s’est poursuivie à partir de novembre 1996 durant tout le premier semestre 1997. C’est à cette époque qu’a été activement mise en oeuvre, dans les différents centres de distribution EDF-GDF, la loi de 1993 avec le décret d’application de 1994, sur la « coordination des chantiers temporaires ou mobiles ».

L’entreprise nationale EDF produit et transporte l’énergie électrique vers des centres de distribution. Sur un territoire équivalent à un ou deux départements chaque centre EDF-GDF développe et entretient un important réseau de lignes à moyenne ou basse tension. Ce réseau nécessite constamment des travaux d’extension, de renforcement, et de maintenance qui étaient assurés sur le territoire du centre par des équipes spécialisées d’exploitants. Ces équipes nommées techniciens d’exploitation travaillent aujourd’hui surtout pour la maintenance du réseau ainsi que le raccordement des ouvrages neufs.

En effet, depuis quelques années, une part croissante des travaux d’extension et de renforcement des réseaux est confiée à des entreprises extérieures qui interviennent, elles, sur une partie de réseau provisoirement hors tension. L’ensemble des travaux fait l’objet d’études techniques ainsi que d’un suivi administratif et financier. Cette mission est remplie par un autre groupe de personnel, ce sont les chargés d’affaires, les « CAF ».

Ces chargés d’affaires suivent leurs dossiers depuis la conception de l’ouvrage, l’examen de sa faisabilité, jusqu’à la remise de l’ouvrage « en main propre » aux équipes d’exploitation. Au moment où le chargé d’affaire remet l’ouvrage au responsable de l’exploitation, il doit être absolument sûr que personne ne travaille plus sur le morceau de réseau qu’il remet. Pour ce faire il a reçu une attestation de fin de travaux signée par l’entreprise extérieure. L’entreprise, par ce document, s’engage pour dire que les travaux sont achevés, et qu’il n’y a plus de danger à le mettre sous tension. Aussitôt qu’on leur a remis l’ouvrage, à la fin du chantier, les exploitants réalisent de leur propre chef, le raccordement au réseau et la mise sous tension.

Dans les centres EDF on a confié la mission de coordonnateur aux chargés d’affaires. ces derniers préparent et suivent la multitude des (petits) chantiers exécutés par les entreprises extérieures, et leurs collègues « exploitants » responsables des raccordements. Or ces chargés d’affaire refusent d’endosser cette responsabilité nouvelle. Leur opposition se manifeste sur le thème, « on nous a déjà trop chargé la barque, maintenant nous ne voulons pas en plus devenir les responsables désignés en cas d’accident sur des chantiers que nous avons du mal à contrôler ». Les trois expertises conduites par plusieurs intervenants [1] s’ordonnent autour de cette demande ainsi formulée : « la mise en oeuvre des lois du 31 12 93 et du 31 12 91 engendre des modifications des conditions de travail qui ont trait à la sécurité des agents.(...) Il s’agira d’établir un diagnostic des conséquences de la nouvelle organisation sur les conditions de travail, sur les nouvelles responsabilités juridiques et pénales des agents, l’élaboration de propositions de prévention des risques professionnels et d’organisation pour l’amélioration des conditions de travail. »

Les premiers entretiens nous ont conduits à formuler les hypothèses qui suivent : ð S’il y a une demande qui trouve son chemin pour s’exprimer à travers une demande d’expertise, alors on doit pouvoir observer quelque chose de difficile, dans le « travail réel » des agents, quelque chose qui entre en conflit avec cette nouveauté, la coordination des chantiers. ð Ce quelque chose d’observable est à l’origine, les « raisons » du conflit. Mais le conflit peut être encore le symptôme de quelque chose de plus profond, de mieux caché, de moins dicible...Pour cela l’analyse du travail des agents devient indispensable.. et productive : mettre à jour l’endroit où le bât blesse. ð On doit pouvoir observer dans l’application locale du texte (telle que les acteurs locaux le négocient) une disjonction nette d’avec le texte législatif qui a, lui, un caractère éminemment « social ». Nous avons observé trois situations locales très différentes en particulier dans les jeux de « pouvoir » autour de la règle : ces éléments ont fortement perturbé la mise en oeuvre des textes réglementaires. Les rôles habituels de chacun des acteurs avaient été déplacés par une « masse invisible » qui produisait un effet inattendu et insoupçonné. Nous montrerons comment au fil des trois expertises ont été mis en lumière ces aspects inattendus parce que nous avons pu nous inscrire dans la durée, et d’une expertise à une autre repérer les éléments qui construisaient la dissonance entre la réglementation et son application locale.

Caractériser l’activité

Pour répondre à cette demande notre démarche a été la suivante : Avant de pouvoir formuler le moindre commentaire sur le problème posé, il nous fallait caractériser l’activité des chargés d’affaire qui deviennent coordonnateurs. Avant même de se poser la moindre question sur la nature de l’opposition à accepter une responsabilité nouvelle plutôt valorisante il nous fallait examiner cette première demande sur « la répartition des tâches et les conditions de travail dans leur activité présente. Si l’on voulait bien considérer qu’il ne s’agit pas de mauvaise humeur, ou de mauvaise volonté, comment prendre la mesure du problème ? De fait il fallu mener trois expertises pour dénouer toutes les imbrications entre tâches et responsabilités.

Une mission linéaire, un travail séquencé

Cette fonction de chargé d’affaire était d’abord caractérisée par sa nouveauté. En effet depuis deux ou trois ans, les managers avaient décidé que chaque affaire, dans laquelle la demande d’un client se traduit par un chantier, devait être suivie de bout en bout par une seule et même personne le chargé d’affaire : auparavant les étapes étaient segmentées entre les études, le suivi des travaux, et la cartographie des ouvrages. Chacune des fonctions, bien identifiées dans la structure, surveillance de travaux, dessin industriel, cartographie étaient remplies par une personne différente Avec la nouvelle organisation de leur activité, les chargés d’affaire devaient mener de bout en bout l’ensemble du processus de suivi technique et administratif tout au long du déroulement de l’opération. Ce changement contribuait à enrichir leur activité, à la rendre plus variée, et plus attractive, à cause des nombreux interlocuteurs qu’il étaient amenés à rencontrer ou des déplacements qu’ils avaient à effectuer. Pourtant, cette activité nouvelle de chargé d’affaire n’était pas encore reconnue : ni dans la définition de leur qualification, ni dans celle de leur fonction. Certains passaient d’une activité à une autre avec difficultés car ils devaient mettre de côté une partie de leurs savoirs techniciens pour mettre en oeuvre de nouveaux savoirs, dans une activité davantage orientée vers le suivi administratif et juridique des dossiers. Les enquêtes par questionnaires menées avec les CHSCT nous ont montré que la « population » des chargés d’affaire était constituée de personnes en général parvenues dans la dernière partie de leur cursus professionnel. Les réponses aux questionnaires montraient leur difficultés et leurs attentes dans les domaines nouveaux pour eux tels que le juridique, l’administratif, l’informatique. Auparavant les agents exerçaient une activité identique et répétitive d’un bout à l’autre de l’année, avec des tâches parfaitement définies qui se répétaient d’une affaire à une autre. A présent, ils devaient changer de type d’activité tout au cours du suivi d’un même dossier : faire une étude technique, rencontrer les élus locaux, écrire aux services de l’équipement, rassurer un client important, etc. L’observation de quelques journées de travail par des ergonomes permettaient de mieux comprendre comment la vision prescrit, un peu idéale de leur activité -suivre un dossier du début à la fin -, était fortement nuancée par le découpage rapide, en courtes séquences, tout au long de la journée, du suivi de plusieurs dossiers en même temps : de fait le chargé d’affaire jongle d’une affaire à une autre d’un dossier à un autre, d’une réunion à une autre. Il a un sentiment de plus en plus profond d’être dépossédé de toute maîtrise de l’enchaînement des opérations entre elles, de la gestion de son temps, d’être coincé entre le marteau et l’enclume : d’un côté les clients qui deviennent de plus en plus exigeants et de l’autre les délais incompressibles prisonniers de règles pesantes, tant administratives que techniques qu’ils ne peuvent contourner.

Activité et responsabilité

Cette première lecture de l’activité de travail a trouvé son aboutissement lorsque nous avons eu la chance de trouver une chronique d’activité recueillie au jour le jour, par un chargé d’affaire qui cherchait les moyens de s’organiser. Il avait relevé heure par heure la suite des petites séquences de travail qu’il effectuait. Il notait en face à quelle heure chacune se commençait, quand elle se terminait, à quel dossier elle était rattachée, à quels interlocuteurs il s’était adressé, quels documents il lui avait demandé ou remis. L’intérêt pour le chercheur de trouver un tel travail de bénédictin, c’est qu’il peut entrer à petits pas dans la vie professionnelle quotidienne du chroniqueur. Nous avons alors pu comparer sur plusieurs affaires l’ordonnancement des étapes prescrites pour son déroulement technique et administratif avec son déroulement réel, mis en actes dans la suite des décisions prises, des documents établis, des communications passées, des réunions etc. De cette manière, nous avons pu placer sur un même diagramme le déroulement théorique d’une affaire, et son déroulement réel. Cela ne constituait pas une grande innovation de constater un écart entre le réel et le prescrit, encore que là, dans ce cas, on pouvait en donner une représentation bien lisible, ce qui était nouveau c’est la lecture que l’on pouvait faire de cet écart au regard de l’engagement de la responsabilité des différents agents. Si nous nous souvenons que l’entreprise extérieure construit, que le chargé d’affaire réceptionne ce qui est construit, que l’exploitant raccorde et met sous tension, et si nous pensons que chaque étape est actée par un document signé et contresigné par celui qui donne et celui qui reçoit, nous comprenons alors que chaque document engage la responsabilité de l’un lorsqu’il dégage la responsabilité de l’autre, et que ainsi il est très dangereux de ne pas respecter chaque étape du déroulement des opérations ou dans l’échange des documents. De plus, la réforme envisagée engageait à travers des lettres de mission, le suivi par les chargés d’affaire de la coordination des chantiers, et chacune des étapes de cette coordination se traduit par des mesures d’organisation qui doivent elles aussi être actées, laisser trace. Or les petits schémas avec lesquels nous avions reconstruit le déroulement réel des affaires, ces graphiques montraient bien que parfois le déroulement était shunté, des remises d’ouvrage avaient lieu avent que les attestions de travaux soient reçues...les chargés d’affaires connaissaient ces problèmes, ils en parlaient, mais là grâce aux schémas ils prenaient corps : ils montraient que les chargés d’affaires, pour tenir leur mission engageaient gravement leur responsabilité - et celle de leur structure - bien au-delà de ce que les textes permettaient. Cela était su, et inscrit dans le jeu « normal » que toute structure se ménage pour jouer avec les contraintes de temps. Dans le cas présent ce jeu se faisait sur la marge de sécurité des intervenants,... et la responsabilité pénale des chargés d’affaires. Dans ces conditions nous comprenions mieux comment les chargés d’affaire nuançaient le caractère « social » des nouveaux textes réglementaires : dans les faits, si aucune réorganisation n’intervenait, c’étaient nos chargés d’affaire qui se trouvaient piégés dans un système à double contrainte, satisfaire leur client, ou observer à la lettre la réglementation de sécurité. Ils ne percevaient dans l’élaboration des nouvelles règles de la coordination qu’un moyen commode pour toute leur structure de se défaire de toute responsabilité en créant une fonction ad hoc pour l’assumer toute entière.

notes:

[1] Contributions de D. Lanoë, ergonome, Leïla Rahmouni-Benkara, sociologue, Laurence Paulet, ergonome.