Accueil du site - Publications - Presse - "Tenir malgré tout", une souffrance sociale ?

Dès la fin des années 90, les grandes enquêtes du ministère du travail ont mis au jour la dégradation des conditions de travail et l’intensification qui a accompagné les 35h : plus d’efforts, des rythmes plus soutenus, pression du client, sont entrés dans les entreprises, les ateliers comme les bureaux.

La souffrance est d’abord physique et les troubles musculo squelettiques (les TMS) se nomment tendinites, douleurs articulaires, mal au dos, au rachis. Chacun cherche individuellement une parade avec son médecin traitant : antidouleur, pommade passée matin et soir sur les membres endoloris, gymnastique etc. L’intensification du travail a porté les gains de productivité et la croissance des années 2000. Si dans le monde du travail, la fatigue due aux efforts n’est pas immédiatement visible, c’est que les conditions de travail sont banalisées, puisqu’elles obéissent à un ensemble de normes : code du travail, conventions collectives, etc. de la sorte, la souffrance physique se trouve "normalisée" y compris lorsqu’elle se transforme en maladie professionnelle. La souffrance psychique reste d’autant plus invisible que tout observateur est en général à l’écart des conflits et des tensions entre les personnes. Seuls des récits ou des paroles dévoilent avec le jeu des sentiments, celui des relations entre les êtres et ce qui se joue dans les relations de travail. Et l’expérience de chacun peut tenir la souffrance comme une énigme individuelle : celui qui craque est perçu comme "un cas" psychologique, maillon trop faible d’une chaîne où tous se sentent semblables et insensibles.

Dans ces situations, l’engagement collectif et subjectif pour "tenir malgré tout", est identifié par les médecins du travail comme une souffrance sociale au travail. Cette souffrance psychique peut être diagnostiquée grâce à la clinique du travail qui accompagne l’examen annuel d’aptitude des salariés qu’ils reçoivent. Les médecins font le lien entre ce que les salariés disent souffrir et leurs propres observations de terrain. De la sorte, ils fondent un diagnostic selon 4 dimensions : la charge de travail, l’autonomie ou latitude décisionnelle, la reconnaissance, le soutien social. Est-ce suffisant ?

Certainement non, et les suicides au travail dénombrés dans de grandes entreprises (EDF, France Telecom, Peugeot SA, Renault etc.) démontrent que d’autres protestations plus silencieuses ont échappé aux dispositifs de veille psychosociale mis en place par les médecins du travail et les partenaires sociaux.

Pour les acteurs sociaux (MEDEF et syndicats), il est aujourd’hui admis que l’intensification du travail peut produire du stress, et que cette souffrance résulte du "débordement des contraintes sur les ressources matérielles et subjectives des travailleurs". La question se posera donc de savoir évaluer à quel moment des objectifs fixés par le management vont déborder les ressources des personnes. Peut-on négocier alors une norme de la contrainte sociale acceptable ?

Tant que l’on se réfère à des normes juridiques (code du travail, conventions collectives, règlement d’hygiène et de sécurité, etc.), on peut à bon droit les invoquer pour établir leur transgression, leur débordement ou leur ignorance. Mais s’agissant du "monde social" et de la prévention de pathologies sociales, la difficulté tient autant à l’identification de phénomènes invisibles, qu’à l’évaluation des altérations lisibles d’un système de travail : surtravail, isolement, précarité, harcèlement, etc.

De fait, pour le philosophe Axel Honneth, [1] les conflits sociaux actuels montrent un déplacement vers de nouvelles formes de protestation. Loin de contredire un débordement des normes du travail, ces protestations expriment d’abord l’expérience douloureuse des offenses vécues, liées au manque de respect, aux indignités, au mépris de principes de justice sociale, consécutifs à la modernisation continue des systèmes de gestion : par exemple dans ces systèmes, l’arrêt de travail suivant un accident peut ainsi être retourné contre la victime comme une défection de son engagement au travail ; ensuite tout avancement ou promotion lui sera définitivement dénié.

Aucune norme de la dignité au travail ne peut être négociée, mais il reste possible de tisser dans les entreprises ou les organisations des relations de reconnaissance qui soient formalisés sur des principes moraux : une éthique des relations professionnelles. Il s’agit de tisser un réseau dans lequel les individus se sentiront confirmés dans leur rapport à soi : la confiance en soi, le respect et l’estime de soi. Il s’agit d’aider les individus et les groupes à élaborer une alternative à cette "lutte pour l’existence" et de renforcer le potentiel de chacun à se réaliser dans son travail.

Daniel Loriot

Préventeur et sociologue

Chargé de cours à Paris XI, campus scientifique d’Orsay

Participation aux ouvrages collectifs : "Conditions de travail : les enseignements de 20 ans d’enquête" (Éditions Octares, 2004)

"Santé au travail et Travail de santé" (Editions de l’EHESP, Mai 2008)

notes:

[1] Axel Honneth. "La Société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique". Ed. la Découverte. Paris 2006.