Accueil du site - Publications - Communications / Articles - Consolider la coordination, clé de voûte de la prévention. Autopsie d’un accident."

A la suite d’un grave accident survenu sur un chantier de construction en octobre 2000, une expertise a été réalisée à la demande du CHSCT de l’entreprise de gros œuvre. En passant au crible le contexte du drame, elle a mis au jour les effets délétères d’une co-activité peu maîtrisée en raison des contraintes de temps. Pour que la prévention ne se limite plus à la seule consigne de “ faire attention ”, il convient de renforcer les moyens d’action du coordonnateur SPS, fort de sa légitimité professionnelle, et d’encourager l’expression des salariés.

Octobre 2000, sur un chantier de construction d’un immeuble de bureaux en région parisienne. Un élément de façade préfabriqué de 5 tonnes se décroche au moment du coulage d’un plancher et tombe sur deux poseurs de menuiseries qui travaillaient en dessous. L’un en sort miraculeusement indemne ; l’autre, intérimaire, sera amputé d’une jambe.

A l’initiative du CHSCT de l’entreprise de gros œuvre(1), une expertise de l’accident a été réalisée, décrivant les trois raisons du drame : les ancrages du bloc de béton préfabriqué étaient insuffisants ; le coulage du plancher contre cet élément de façade n’avait pas été étudié ; il était, d’autre part, effectué en superposition de tâches, juste au-dessus des ouvriers occupés à la pose des menuiseries. Au-delà de cet éclairage sur les circonstances de l’accident, les conclusions de l’expertise illustrent les avancées et les limites de la coordination SPS(2). Passé au crible, le contexte de cet accident, qui fait figure de cas d’école, résume les contradictions et les spécificités actuelles du travail dans le bâtiment.

Pas plus d’une demi-heure d’information par mois... La reprise de l’activité au début de l’année 2000 s’est combinée avec l’intensification du travail consécutive à la mise en place des 35 heures. Les entreprises ont alors fait appel au travail intérimaire ; parallèlement, les heures supplémentaires se sont multipliées. Le travail en “ modulation haute ” perdure désormais plus des deux tiers de l’année (du printemps à l’automne), voire toute l’année. Les fatigues se cumulent pendant le travail particulièrement intense de la période estivale et de la rentrée de septembre.

Affichant explicitement une volonté de maintenir une pression constante, un panneau indiquait sur ce chantier : “ Plus que x jours avant la livraison. ” On ne peut dès lors s’étonner que le temps imparti aux réunions de sécurité ait été réduit à une demi-heure d’information mensuelle, au cours de laquelle dix points successifs étaient abordés à vive allure. Aussi l’exhortation de “ faire attention ” primait-elle sur tout effort de réflexion collective sur les tâches en cours.

C’est un cliché de dire que les maîtres d’ouvrage ont fait du délai de livraison une clause des contrats souvent exorbitante. Sur notre chantier de bureaux, la découverte de terres polluées et celle d’une conduite de gaz à haute pression à un endroit inattendu avaient généré un retard de quatre mois, que l’entreprise de bâtiment s’efforçait de rattraper. Le maître d’ouvrage, lui-même tributaire du déménagement de ses bureaux, refusait d’accorder la totalité du délai de report de livraison. Conséquence logique de ce délai extrêmement serré, on a vu fleurir de façon inopinée le travail en superposition de tâches.

Il est devenu presque banal de voir se construire en même temps les fondations et les superstructures (top and down) d’un bâtiment. A fortiori, il ne semble guère extraordinaire de poser les menuiseries tandis qu’on finit de couler des planchers. Les équipes du gros œuvre et du second œuvre doivent apprendre à travailler non seulement les unes à la suite des autres, mais aussi en même temps, dans des séquences enchevêtrées. Les interventions s’en trouvent compliquées à souhait : découpage et multiplication des séquences de travail, fragmentation des espaces d’intervention, protections supplémentaires exigées au dernier moment...

Complexité d’un travail haché Dans la course des derniers mois, les sous-traitants sont à la merci de l’organisation du gros œuvre. Leur approvisionnement dépend totalement de ce dernier : ils ne peuvent disposer de la grue que si le gros œuvre peut s’en passer. Peu à peu, toutes les contraintes d’organisation se reportent vers le dernier maillon de la chaîne. Les exécutants peinent à suivre leur propre travail. On commence une tâche à un endroit, on l’abandonne pour entamer “ le plus gros ” ailleurs, on la reprend ensuite pour réaliser des finitions, au gré des disponibilités du donneur d’ordre. Nos menuisiers, par exemple, étaient revenus poser des capots de finition, tâche laissée de côté au moment du montage des fenêtres pour ne pas ralentir celui-ci. Personne ne s’était ensuite préoccupé des conditions de leur retour sur la zone de travail. Pour gérer ces situations complexes, l’entreprise de gros œuvre renforce l’encadrement par un conducteur de travaux, chargé de suivre “ à l’avancement ” ses sous-traitants. Au moment de l’exécution, celui-ci précise les caractéristiques du travail. Adaptations particulières, petits changements, aléas divers : un tel cumul d’imprévus aggrave le retard. Dans ce cas, le soin d’assurer des protections collectives échoit aux prestataires, qui déjà doivent s’arranger pour suivre le rythme d’avancement.

Comment le coordonnateur sécurité et protection de la santé (SPS) peut-il réguler tout cela ? Tous les préventeurs s’accordent pour repérer que le travail formel de préparation s’effectue en général selon les canons des guides de prévention : les plans particuliers de sécurité et de protection de la santé (PPSPS), élaborés par les entreprises, sont rodés en matière d’analyse des risques. Exhaustifs et illustrés, ils listent tous les risques imaginables, mais ils sont reproduits d’un chantier à l’autre avec des adaptations mineures. Les plans généraux de coordination (PGC), réalisés par le coordonnateur SPS, exposent de grands principes, en évitant surtout de rentrer dans les détails.

Le coordonnateur se déplace une fois par semaine sur le chantier, fait sa visite, note ses observations. Puis il file sur le chantier suivant. Il suit en effet différentes affaires de front, parfois plusieurs dizaines. Il sait qu’il faut être présent au début du chantier et lors des phases délicates, telles que le terrassement ou l’arrivée des sous-traitants. Il peut donc questionner les plannings et l’organisation du travail dans l’espace de travail. Il anime aussi les réunions trimestrielles du collège interentreprises de sécurité, de santé et des conditions de travail (CISSCT), qui est un CHSCT de site. Enfin, il rend compte par écrit de son activité sur le registre journal, dont il envoie une copie à tous les intervenants et au maître d’ouvrage.

Sur ce chantier de bureaux, le travail du coordonnateur était irréprochable : il avait fait les visites préalables avec les responsables et réceptionné le PPSPS. Mais, si les coactivités étaient prévues sur les plannings, les superpositions de tâches n’étaient pas gérées. Le coordonnateur s’attachait plus à rappeler les principes élémentaires de prévention qu’à débrouiller des problèmes ou proposer des solutions. Il se trouvait dans la même impossibilité de “ faire faire ” que les autres préventeurs, l’inspecteur du travail ou le contrôleur de la Cram. Ancien inspecteur du travail, Nicolas Dodier a relaté le “ jeu ” entre l’encadrement et l’inspecteur, lorsque ce dernier demande une protection que l’autre estime superflue. Tant qu’il est là, on l’approuve, on temporise ; mais sitôt qu’il est parti, on règle le problème en vitesse et en “ faisant attention ”, sans les protections réglementaires.

La réglementation, garde-fou fragile mais pivot du dialogue De façon paradoxale, ce qui a l’air de bien fonctionner dans la coordination SPS - à savoir le respect du formel, la connaissance et le rappel des textes réglementaires - ne sert peut-être pas à grand-chose pour prévenir les accidents. Pourtant, c’est bien à travers ces formalismes que la coordination SPS engage de nouveaux styles de relations entre acteurs sur le chantier. Par exemple, c’est pendant les séances de CISSCT que le coordonnateur, qui a lui-même travaillé dans la construction avant d’exercer cette fonction, peut montrer l’étendue de sa connaissance technique des métiers et rendre légitimes des mesures de sécurité. C’est là, également, qu’il peut montrer comment il apprécie la façon dont ses conseils sont mis en pratique. De la sorte, il assoit et fait reconnaître par les participants, responsables d’équipe ou compagnons, une forme nouvelle d’autorité professionnelle. Chacun peut s’adresser à lui “ hors hiérarchie ”, mais aussi hors du cadre commercial de la sous-traitance.

Quelques semaines avant le drame, le responsable de l’équipe des menuisiers s’était manifesté : il s’inquiétait du fait que ses compagnons avaient reçu à plusieurs reprises des coulures de béton ou des morceaux de chevrons sur la tête. Ce sous-traitant avait osé envoyer un fax à l’entreprise de gros œuvre pour demander que les interventions soient planifiées. Au cours de la réunion suivante avec le coordonnateur SPS, il avait été décidé que les maçons tourneraient dans un sens et les menuisiers dans l’autre, afin de supprimer les superpositions de tâches. L’affaire paraissait réglée... à un “ détail ” près : les séquences de finitions obligeaient les maçons et les menuisiers à revenir en arrière pour exécuter des tâches provisoirement abandonnées. Les derniers “ ouvrages divers ” n’étaient pas inscrits dans les plannings et la coordination verbale entre équipes était absente. Après l’accident, l’Inspection du travail a imposé l’écriture d’un calendrier, au jour le jour, tâche par tâche.

Dans les petites entreprises, les salariés commencent à savoir qu’ils peuvent alerter les responsables du chantier et demander à ce que soient réexaminés des dispositifs qu’on leur impose. Ces demandes, forcément timides, peinent à trouver le soutien et le suivi qui leur sont dus, tant auprès du coordonnateur SPS et de l’architecte que du conducteur de travaux. Pourtant, c’est dans ces nouveaux espaces de dialogue que se joue la coordination réelle des chantiers. C’est dans les visites préalables que s’apprend en commun l’observation des détails de chaque chantier. C’est dans les réunions de coordination des CISSCT que peu à peu se construit un autre regard sur la prévention des risques : la santé et la sécurité au travail peuvent alors faire l’objet d’un débat.

(1) L’entreprise qui construisait l’immeuble de bureaux avait passé un marché “ tous corps d’états ”. Responsable de l’exécution de tous les travaux, elle sous-traitait les travaux de second œuvre à d’autres entreprises : menuiseries, équipements techniques, etc. (2) Voir également notre article page 32.

Le coordonnateur SPS selon le droit Le coordonnateur sécurité et protection de la santé (SPS) est chargé d’organiser la coactivité sur les chantiers, de la conception à la réalisation d’un ouvrage. Il doit également envisager la sécurité des opérations de maintenance et d’entretien en phase d’utilisation ultérieure du bâtiment. Cette fonction a été créée par la directive européenne n° 92/57 du 24 juin 1992, afin d’améliorer la sécurité dans le bâtiment et le génie civil. Le législateur a considéré qu’un coordonnateur SPS doit être désigné par le maître d’ouvrage dès lors qu’un risque lié à la coactivité de deux entreprises apparaît sur un chantier. La directive européenne a été transposée en droit français en 1993 (loi n° 93-1 418 du 31 décembre 1993). Les décrets d’application sont parus le 26 décembre 1994 (décret n° 94-1159, relatif à la coordination sur les chantiers) et le 4 mai 1995 (décret n° 95-543, relatif au collège interentreprises de sécurité, de santé et des conditions du travail). Le décret n° 2003-68 du 24 janvier 2003 reconnaît l’importance de l’intervention du coordonnateur SPS tout au long de la phase de conception de l’ouvrage, puisqu’il prévoit sa désignation dès le début de cette étape. Ce même décret interdit aux coordonnateurs SPS d’exercer une double fonction sur un chantier.

Pièces jointes