Accueil du site - Publications - Presse - L’Opéra mené à la baguette

Contrats précaires, pressions, explosion des heures sup’... Pendant neuf ans, le directeur Hugues Gall a mené à Bastille et Garnier une rationalisation à marche forcée. Quitte à heurter la culture de la maison.

« Attention par terre... », souffle une voix. Le machiniste lève le pied du fil qu’il piétinait. « Attention, t’es dans la lumière ! », s’énerve la voix. Il s’écarte du projecteur qui répand alors sa lumière mauve sur le plateau de l’Opéra-Bastille, à Paris. On répète la Flûte enchantée, dont la première est donnée ce soir. Sur scène, deux solistes en jean et T-shirt se roulent dans des boules de polystyrène blanches et noires. Des machinistes poussent de gigantesques matelas gonflables sur lesquels sont projetées des vidéos. Dans les coulisses, un salarié tousse : « C’est assez minimaliste... Ça nous change des grands "péplums" d’Hugues Gall, l’ancien directeur de l’Opéra de Paris : 400 figurants, des décors pas possibles... et beaucoup de travail, à la construction comme aux costumes. On souffle un peu. »

Règles du privé.

160 000 m2 de planchers. 43 kilomètres de couloirs. Et dans les entrailles de l’Opéra-Bastille, un gigantesque hangar au sixième sous-sol : deux tours penchées en contre-plaqué contemplent des machinos qui sortent des décors de leurs containers. « Ça, c’est du Guerre et paix. Un gros machin. » Dans un coin de la salle de montage, le décor d’Otello attend son grand soir. Quelques étages plus haut, une volée de marches, de longs couloirs, et, sur un plateau pivotant, un nouveau décor. Des faïences sont peintes en trompe-l’oeil, des moucharabiehs dégoulinent de glycines en tissu : le palais du Barbier de Séville est prêt à accueillir son Figaro. « L’Opéra n’a jamais tant produit que ces dernières années, assure un salarié. Du monde partout, des heures sup à fond la caisse, des centaines de CDD... Ça nous a cassés. »

Il y a six mois, le rideau s’est baissé sur Hugues Gall. Le tempétueux directeur de l’Opéra de Paris Garnier et Bastille a pris sa retraite, après neuf ans d’un règne houleux. Au nom de la « rationalisation » et de l’« équilibre des comptes », Gall, nommé par un gouvernement de droite et reconduit par la gauche, a pris de front la culture de la vieille institution. Avec pour mission de transformer l’Opéra en entreprise rentable. Et pour méthode : appliquer les règles du privé au spectacle vivant.

En dix ans, le prix des places a baissé, les représentations et les spectateurs se sont multipliés (360 représentations chaque année devant 850 000 personnes). Face à tous les détracteurs de Bastille, Hugues Gall a réussi à rendre crédible et viable la salle ouverte en 1989. En contrepartie, le personnel a été soumis à une marche forcée : les contrats précaires ont explosé (lire ci-dessous), le rythme de travail s’est intensifié et les pressions se sont multipliées. « Danseurs comme techniciens, tout le monde devait obéir à la même logique : on augmente la productivité, quels que soient les impacts sur la santé », expliquent des élus CGT. Pour les syndicats, un chiffre résume l’équation : entre 1996 et 1999, les arrêts maladie ont bondi de 38 %, à mesure que le nombre de spectacles augmentait de 22 %. Interrogé par Libération, Hugues Gall n’a pas voulu s’exprimer : « Je tiens désormais à rester en dehors des affaires d’une maison que j’ai peut-être trop bien connue... »

CGT, bête noire.

« Gall, c’était le de Gaulle du lyrique, ose Dominique Legrand, DRH de l’Opéra de Paris depuis deux ans. Une vraie vision politique de l’Opéra, mais une conception napoléonienne des relations sociales. » Bloqué au temps où l’Opéra, jusqu’aux années 70, était un bastion de la CGT qui détenait le monopole d’embauche. « A cette époque, des machinos épais étaient prêts à prendre un morceau de décor pour "casser la gueule au directeur" s’il n’accordait pas d’augmentation », raconte un militant CGT. La CGT devient la bête noire d’Hugues Gall : rien qu’en 2003, quatre plaintes pour diffamation sont déposées par la direction contre des élus. L’Opéra est débouté trois fois et la nouvelle direction, soucieuse de calmer le jeu, s’est désistée de la dernière poursuite. « A la cantine, les gens ne venaient plus s’asseoir à côté de nous, raconte un élu. Certains chefs de service convoquaient leurs collaborateurs pour leur demander ce qu’ils nous avaient dit... » Hugues Gall choisit le passage en force pour faire évoluer un univers aux équilibres et traditions très sensibles. « Les gens de l’Opéra sont indépendants de caractère et rétifs à l’autorité... », commente, en pesant minutieusement ses mots, le DRH Dominique Legrand. Sous Gall, la direction s’attaque à la promotion systématique à l’ancienneté, une tradition maison. « Sauf incompétence notoire, on se passait le relais entre nous, raconte un syndicaliste. On élisait le plus ancien à mains levées sur le plateau. Puis on a vu un pioupiou tout juste arrivé se faire nommer cadre. » Le nouveau système exacerbe le ressentiment des anciens, déstabilise les nouveaux chefs. Avertissements, mises à pied... les sanctions se sont multipliées jusqu’en 2002. Comme au service éclairage de Bastille, où certains salariés, usés par la pression, ont changé de service ou prennent encore des antidépresseurs. Alerté, le Comité d’hygiène, de sécurité et de conditions de travail (CHSCT) fait appel à des experts. Après enquête, en 2002, le cabinet Socialconseil relève des humiliations subies à l’atelier costumes de Bastille (lire page III), comme à l’atelier perruques-maquillage et à l’Ecole de danse de Nanterre (Libération du 4 décembre 2002). Le cabinet parle de « souffrance au travail et de harcèlement moral ». Des accusations que récuse en partie la direction.

Aujourd’hui, Hugues Gall est parti et l’Opéra poursuit sa mutation. Un bouleversement technologique notamment, entamé bien avant l’arrivée du directeur tant contesté. Au sixième sous-sol de Bastille, sous les tours de Guerre et paix, les techniciens assemblent une plate-forme ambulante de 400 m2 sur laquelle l’ensemble du décor d’un opéra est monté. Elle glissera sur des rails jusqu’au « passe-plat », un gigantesque ascenseur qui élève le décor directement sur scène. « C’est la révolution de 1989, celle de l’Opéra-Bastille : une seule personne peut déplacer 400 m2 de décor par ordinateur, explique un ancien machino. A sa grande époque, Garnier employait près de 150 machinistes, ils sont aujourd’hui 92 permanents à Bastille. » Projets.

Cette rationalisation, Gall avait voulu la mener jusqu’au bout, en développant des méthodes semi-industrielles. « L’Opéra a tendance à vivre en vase clos, observe Dominique Legrand. Il y a peu, les salariés estimaient que l’entreprise avait le devoir d’embaucher leurs enfants... à force, ce monde risquait de tourner sur lui-même. » Qu’on évoque d’autres projets dont bruissent les coulisses de l’Opéra établir des fiches de postes pour éviter la cooptation lors du recrutement, réduire la part de l’ancienneté dans les grilles de salaire et le DRH soupire : « Pour ouvrir de tels chantiers, comme je le souhaiterais, il faut du calme. Et le calme est difficile à trouver à l’Opéra. On est bouffés par la culture d’immédiateté du spectacle. »

Depuis l’arrivée de Gérard Mortier, le successeur de Gall à la tête de l’Opéra de Paris, l’ambiance s’est apaisée. « Lors de son discours d’arrivée, Mortier a parlé d’"humanisme", de "collectif" : des termes qu’on n’avait pas entendus depuis neuf ans », rapporte un délégué syndical CGT. Combien de temps la paix va-t-elle tenir ? Un salarié reconnaît : « Sur scène, on joue des tragédies. Et dans les coulisses, on vit dans le drame permanent : un spectacle où il n’y a ni crise ni engueulade, pour nous, ça ne prend pas. »

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